Île de Gorée
Dans les sous-sols de la maison des esclaves, d’où sont partis des dizaines de milliers d’hommes noirs vers les Amériques.
Rituel de Lucas avec Joseph N’diaye, le dernier esclave symbolique de l’Afrique. Joseph peint avec son sang, mélangé à de la peinture rouge dans une calebasse.
Sénégal,
Première Biennale des Arts
A un quart-d’heure en chaloupe de Dakar où se déroule la manifestation, LUCAS s’est approprié un lieu unique : la Maison des Esclaves de l’île de Gorée, devenue dès le XVlle siècle, la base de la traite négrière et par la même, l’un des sites les plus marquants de l’Afrique et de l’histoire de l’humanité. L’opération a été préparée dans le plus grand secret depuis des mois et LUCAS va créer l’évènement. La presse, la télévision ne s’y sont pas trompées et vont délaisser ce jour-là, les officiels qui s’agitent dans la capitale.
Dans une salle voûtée, au sol de sable, l’artiste a accroché trois toiles immenses sur lesquelles il a peint deux hommes symétriques en train de s’affronter : ces tableaux représentent la lutte du peuple noir contre l’injustice et l’incompréhension qui dominent le monde depuis ses origines. Dans chaque toile, il a réservé un triangle vierge que peindra Joseph N’Diaye, gardien depuis quarante ans, de la Maison des Esclaves.
Un symbole vivant de l’incommunicabilité de l’être. LUCAS se souvient : «Joseph, le dernier esclave de la terre africaine… Aujourd’hui à ses côtés, je suis le dernier esclave blanc, le dernier homme libre. Comme lui, je porte toujours des chaînes car nous avons gardé tous deux le rêve de la liberté… Joseph porte sur son beau visage toute la misère du monde. Si ce n’est pour expliquer d’une voix soudain forte, l’histoire de cette maison à quelques visiteurs, le reste du temps, il garde un air grave et fermé. Il parle à voix feutrée comme pour respecter le repos des âmes qui habitent ce lieu. Agenouillé, Joseph m’a tendu son poignet… Ce devait être une goutte de sang symbolique… Et puis j’ai fait mal à Joseph quand j’ai déchiré la veine de son poignet, mal à son corps et à son cœur et je me suis fait mal, plus encore, comme pour exorciser la souffrance physique et morale que je venais de lui infliger.
Après un long moment, encore sous le choc, Joseph a peint cet espace vierge géométrique. Il en a d’abord cerné le contour : c’est sa vie qu’il inscrivait avant de commencer à le remplir. A cet instant, ce n’était plus sa main, elle était le prolongement spirituel des invisibles habitants de la maison des esclaves, l’instrument par lequel ils inscrivaient, par personne interposée, l’histoire d’un peuple, de ses souffrances, de ses révoltes mais aussi de ses rêves de liberté. Ce triangle rouge est le réceptacle de leurs misères mais aussi de leurs espoirs et du rêve de liberté.
Gorée restera sans nul doute, un des maillons primordial d’une œuvre dont on sent profondément, qu’elle est soutenue par un réseau de correspondances intimes et de symboles vibrants de vérité.
Quand nous écrivions que l’appropriation d’un espace sur la toile, par des hommes -les toreros-, qui ont fait de leur vie un sacerdoce, ouvre une nouvelle problématique plastique et de nouveaux horizons pour l’art de ce siècle, nous ne croyions pas si bien dire. Avec cette célébration rituelle sur un support traditionnel de peinture, grande par le respect de la forme et de l’objet comme le disait René Huyghe, Lucas nous fait la démonstration éclatante du pouvoir créateur qui est donné aux vrais artistes.
Henry Périer, critique d’art, biographe de Pierre Restany, « le pape du nouveau Réalisme ».
Île de Gorée
Joseph N’diaye et Lucas à la maison des esclaves
Déjà dans mes songes, je connaissais Gorée, cette île minuscule posée sur l’Atlantique au large de Dakar. Il y avait Joseph N’diaye que je ne connaissais pas encore, le dernier esclave symbolique d’Afrique. Quand je l’ai rencontré à la maison des esclaves, je lui ai raconté ce que j’avais fait avec les toreros. Je lui ai demandé de réaliser une série de tableaux avec moi afin qu’il s’inscrive dans un triangle rouge sur la toile. L’Afrique, Dakar, l’Île de Gorée sont à mille lieues du monde de la tauromachie et Joseph N’Diaye a senti que ces hommes, les toreros, étaient des êtres hors du commun qu’il aurait aimé connaître…
La réponse fut immédiate. Je vous attends demain ici même. Joseph portait en lui comme une absence, il semblait être ailleurs, dans un autre temps. Ici pendant des siècles, hommes, femmes et enfants ont été enchaînés, marqués au fer rouge et envoyés aux Amériques à l’état d’objet domestique, pas même comme des animaux, ils étaient parqués ici dans la maison des esclaves, dans la cour entourée de hauts murs et dans les caves. Pendant des siècles, ils empruntèrent ce couloir débouchant sur la mer que l’on surnomma ‘‘la porte du voyage sans retour’’. Embarqués sur des galères, les plus faibles, les malades, étaient jetés à la mer où ils servaient de patûre aux requins.
Dans une pièce basse et sombre de la cave de la maison des esclaves, la lumière du jour filtre par une sorte de meurtrière. Sur les murs lépreux, j’ai tendu les tableaux réalisés pour cette célébration rituélique, perpétuant ainsi ces rîtes ancestraux dont le sens profond nous vient de cette aube de l’humanité dont nous avons perdu la conscience.
Dans chaque tableau, j’ai laissé un espace vierge géométrique qui deviendra l’âme de la composition picturale. Joseph N’diaye peindra cette partie vierge avec son sang mélangé à de la peinture rouge.
Agenouillé, Joseph m’a tendu son poignet. Ce devait être une goutte de sang symbolique… et puis j’ai fait mal à Joseph quand j’ai déchiré la veine de son poignet, mal à son corps et à son coeur, et je me suis fait plus mal encore comme pour exorciser la souffrance physique et morale que je venais de lui infliger.
Après un long moment, encore sous le choc, Joseph a peint ce triangle rouge. Il en a d’abord cerné le contour, c’est sa vie qu’il inscrivait là avant de commencer à le remplir. A cet instant, ce n’était plus sa main, elle était le prolongement spirituel des invisibles habitants de la maison des esclaves, l’instrument par lequel ils inscrivaient par personne interposée, l’histoire d’un peuple, de ses souffrances, de ses révoltes, mais aussi de ses rêves de liberté.
Dès le début de ce rituel, Joseph et moi n’étions plus là, le temps s’était arrêté. Nous ne percevions plus rien de ce qui nous entourait, nous avions franchi la frontière des réalités, nous étions dans une autre vie, dans un autre temps.
Ce triangle rouge abstrait peint par Joseph avec son sang est le symbole vivant de l’incompréhension des hommes, de leur folie destructrice, qu’ils soient de couleur différente, d’une même couleur, d’une même race ou d’une même famille…
Quelques heures après la fin de cette célébration, les idées, les impressions insaisissables et inexpliquables se sont bousculées dans ma tête jusqu’à créer un état de choc et un malaise indescriptible. Pour moi, si dieu le veut, je saurai un jour pourquoi. Il reste sur la toile la trace du mystère, la trace que cela s’est passé.
Pendant 40 ans, j’ai avancé posant un pied devant l’autre, Joseph N’diaye beaucoup plus longtemps. Quelle main divine a guidé mes pas jusqu’à lui, accompagné de mes peurs, de mes doutes, de mes rêves et de mes espérances. Quelle force mystérieuse a poussé cet homme sage à accepter ce rituel avec un être dont il ne soupçonnait même pas l’existence ?
Quelle force mystérieuse m’a aussi poussé à accomplir ces rituels primitifs, à faire mal à Joseph, à son corps, à son âme, et à avoir mal avec lui. Joseph le sait-il ? Avec Joseph, nous nous sommes rejoints le 18 décembre 1992 et les pas que nous avons faits chacun de notre côté depuis le début de notre vie, d’autres vies, nous ont amenés à cet instant sans prévenir. Je penserai souvent à Joseph, je ne pourrai l’oublier car est inscrite sur mon poignet la marque d’un instant mystérieux, indicible, comme la marque qu’il a laissée sur la toile. La représentation visuelle est abstraite, l’essentiel est seulement visible avec le cœur.
Joseph a peint avec son sang et le mien mélangés à de la peinture rouge dans une calebasse.
Avec notre ADN sur la toile, il restera pour des siècles et des siècles un peu de notre coeur et de notre âme…
Le dernier paradis sur la terre des hommes
Je suis un être individualiste. Je n’ai jamais milité ni en action, ni en pensée, pour une quelconque cause. Je suis pour l’Etre, sans distinction de race ou de couleur. Ce rituel primitif, spirituel, je ne l’ai pas accompli pour défendre le peuple noir. Il n’a pas besoin de moi.
Ce n’est pas non plus pour un rapprochement symbolique entre un noir et un blanc, montrant ostensiblement que les hommes sont égaux : ils ne le sont pas. Ils ne l’ont jamais été. Mais ce n’est pas une question de race ou de couleur de peau.
Par cette célébration ritualiste, peut-être suis-je allé à la rencontre de Joseph, le dernier « esclave » noir, le digne représentant des hommes qui ont souffert ici, afin de m’identifier à eux, pour que Joseph accepte de me faire partager leurs chaînes, symbole de misère, mais aussi du rêve de la liberté.
Les nouveaux esclaves à qui l’on a volé jusqu’au rêve de la liberté, sont aujourd’hui dans nos sociétés, sur nos continents, de plus en plus nombreux, vers un processus irréversible. Dans cinquante ans, un siècle au plus tard, ces hommes noirs de la terre africaine seront les derniers « êtres humains » de notre planète, le sol d’Afrique, le dernier paradis. Avec ce rituel, par et grâce à Joseph, peut-être ai-je voulu les rejoindre et ainsi me libérer de mon appartenance par ma couleur, à ces futurs esclaves, ces très prochains inhumains. Par ce rituel, j’ai voulu rejoindre ceux qui seront les derniers hommes libres. Alors, cette marque rouge, inscrite par Joseph N’diaye sur la toile, prend une signification complémentaire. Elle est une projection dans le futur, du symbole de la liberté, le symbole des derniers « êtres humains » de notre terre.